Les disparitions impossibles
Par Eric Clémens, philosophe et écrivain
Là comme ailleurs, on connaît la litanie des fins : mort de l'art dans les musées et par le marché, épuisement de la représentation, de la (dé)figuration et même de l'abstraction, sortie enfin de la peinture... Et il est fort possible que des événements, des performances, des traversées qui mobilisent aussi bien l'art du corps que du geste, de la couleur ou du son, l'art de l'électronique autant que l'art de l'objet, du prélèvement ou de l'insertion, de la construction même, il est possible, il apparaît par instants que ces nouvelles pratiques donnent lieu à une autre genèse de ce qui est en jeu dans l'art. Mais de quel enjeu s'agit-il au juste ?
Rachel Silski participe de celles et de ceux, rares, qui répondent aujourd'hui à cette question depuis la peinture elle-même, de ses moyens élémentaires. Mais comment supporter cette obstination ? Dans le cadre du tableau, l'Ecole de New York - Newman, Rothko, de Kooning, Pollock... - n'a-t-elle pas poussé à bout et à la perfection ces éléments picturaux - couleurs, gestes, formes et informes... - et cela depuis près d'un demi siècle ? Sans doute, sauf que la reprise peut devenir la voie royale de la surprise. Silski relève un triple défi par l'affrontement d'une triple disparition dont elle nous montre l'impossibilité, mieux dont elle nous fait l'impossible disparition : celle de la peinture, celle de l'abstraction et celle du réel. Mais, encore une fois, comment ?
La réponse tient une phrase, réponse au trois impossibles : elle peint /l'abstraction /des mythes.
Elle peint : Elle ose le cadrage et l'encadrement (dont elle est plus que soucieuse), elle use des ustensiles et des matériaux : aux débuts (ils sont récents, elle ne peint que depuis ses 44 ans), mélanges de pigments et de pastels, puis, délaissant la figuration, travail sur la matière du pigment ou du pastel au crayon ou au fusain, rarement, peinture à l'huile et aquarelle - tandis que les supports du papier et du carton ont sa préférence. Car le papier, surtout, l'attire : lourd ou fragile, « oriental », il est surtout blanc, « d'une blancheur éclatante », aime-t-elle à répéter, qui laisse venir le hasard, et froissable, déchirable, traçable...
L'abstraction : Une abstraction absolue n'existe pas, fût-elle mathématique, et, de toutes façons, en peinture, elle n'est jamais que provisoire : avant de voir ! Les tableaux de Silski sont autant de concrétions de couleurs et de traits. Couleurs puissantes, où le rouge domine, opposé (« la guerre ») au noir ou au gris, traits issus des stries du geste, des déchirures relevées du papier ou des frottements qui restent inscrits, des silhouettes en perte... Dans abstraction, il y a traction et les tracements des couleurs nous laissent face à des traces qui nous imprègnent et nous interloquent quand y surgit ce qu'il faut reconnaître comme, mémorielle, survivante et renaissante, une écriture...
Des mythes : Ce qui transparaît alors et que soulignent les titres renvoie à la mythologie déjà transfigurée par les indépassables tragédies et les figures féminines qui les hantent : Ariane, Bérénice, Eurydice, Iphigénie, Jocaste ou Médée... Et aussi, avant cela, des coquelicots, après cela, des « Flowers » rebaptisées « Fragilités »! Quel rapport ? La mort, l'amour, leur violence, le don et le sacrifice - et la guerre : les coquelicots parsèment les paysages des polders, témoins muets des sanglants massacres de la guerre de 14-18, mémoire rouge contre l'oubli...
Ainsi, la peinture abstraite du réel ne peut disparaître. « Si, écrit Rachel Silski (et sans doute a-t-elle raison de le souligner face à la passivité spectaculaire), la représentation humaine est absente, l'humain n'en est pas moins au coeur de la pensée qui sous-tend ce travail... ». Faire paraître le réel infigurable de la perte et de l'oubli, de la jouissance et de la mort, du « monde nouveau » de l'amour et de la florescence, quand ils existent, reste la tâche impossible, mais toujours reprise, grâce aux mises en jeu matérielles des saturations, des érosions et des inscriptions.
Note encore de l'artiste : « Laisser dire l'encre de Chine, laisser dire le pigment rouge, laisser dire le gobelet, laisser dire le papier (...), laisser l'œil se perdre dans les matières qui se retrouvent et s'opposent, le rouge et le noir, le rouge et le vide, le noir et le vide (...). Opposition simple et manifeste dans le geste. » Tout est là, tout est non-dit, non pas signifié, à quoi bon, mais matériellement donné à voir depuis ses forces fugaces de lumière.